L'OEIL DU CHIEN

                                                ROMAN

                                                                                                              

LE NOUVEAU ROMAN

 DE

ABDERRAHMAN BEGGAR

POSTFACE:

DE LA MYOPIE À LA LUMIÈRE :
L’ŒIL DU CHIEN

D’ABDERRAHMAN BEGGAR

 

‘Ainsi, dans son parcours métaphorique,
l’œil à la fois permane et varie’.

Roland Barthes,
‘La métaphore de l’œil’, Essais critiques 
(Editions du Seuil : Paris, 1991), p. 238.

 

L’œil était dans la tombe et regardait Caïn’, scande Victor Hugo dans ‘La conscience’, poème de La légende des siècles.  Le fratricide assassin d’Abel ne peut échapper aux rets de Dieu qui, dans son immanence, le confronte au miroir de sa culpabilité et de la détresse qui en découle et le submerge. ‘Tout est intérieur à tout’, avertit de même Jean-Paul Sartre dans sa Critique de la raison dialectique. Abderrahman Beggar, mentionne le nom de l’auteur existentialiste dans son roman, L’œil du chien et, en une chute finale qui ne laisse point d’interpeller, renvoie son personnage central, un assassin de celui qui pourrait bien être son double, au lieu d’écriture du philosophe français : ‘La voix reprend de la vigueur : ‘Va prendre un café aux Deux Magots, Place Saint-Germain des Prés’’. La métaphore de l’œil, chère à Roland Barthes en un article hommage du critique littéraire à L’histoire de l’œil de Georges Bataille, imprègne le roman d’Abderrahman Beggar, véritable tragédie grecque transposée au Maghreb, où la hamartia hellène de La poétique d’Aristote vient céder la place au mektoub musulman. 

‘Sache que tout est dans l’œil […] Je ne suis ni borgne ni aveugle’, déclare le vieil ermite au jeune homme chargé d’écrire un rapport sur lui. Du niveau de vision provient en fait la connaissance ultime, passage obligé vers la mort, étape transitoire dans le cours du temps, ce ‘sourire moqueur destiné aux vivants’, comme le désigne Abderrahman Beggar. Les habitants du village, les Aït’Aaq, ne sont que ‘des taupes aveuglées par la canicule’. Dans leurs yeux si vides ne subsistent que ‘l’obéissance, la peur et le regret’. Symboliquement, la mouette, vision fugitive entrevue par le narrateur à la station de métro Châtelet-Les Halles, ‘se goinfrant d’un panier d’yeux, tous pleins de vie’, les a mangés, comme Minoucha la chatte, nouveau Saturne félin dévorant ses propres enfants, ‘s’est goinfrée de ses petits’.

Les éléments naturels jouent un rôle certain dans l’abattement des habitants du village perdu, et d’abord le soleil accablant, cet ‘assassin borgne’ qui rend myope ; or, ‘que serait l’obéissance sans la myopie ?’, s’interroge le vieil homme rebelle et insoumis devant les hommes et leur justice, mais peut-être aussi, malgré ses professions de foi appuyées, devant son Dieu, Allah qui, par le simple mot d’‘Islam’, exige soumission et abandon du croyant.

Carlito, le chien borgne, ‘chien affamé mangeur d’homme’ à l’égal du Louison mythique des Indiens Guaranis du Paraguay, n’est-il pas en fait le Cerbère de l’Atlas qui châtie les coupables et les envoie aux Enfers ? Trou noir dans l’immensité cosmique, il est la porte entre deux espaces-temps qui s’ouvre dans le refuge même de l’ermite, la khalwa, ‘petite chambre au milieu du vide’. Et l’œil alors de ‘varier’, selon la terminologie de Roland Barthes: ‘Je regardais le chien et mon œil n’était plus l’organe destiné à des fonctions précises. Mon œil devenait demeure pour le monde entier. Je devenais l’univers’.

Cependant, le chien borgne et forcément ‘sans âge’ n’est qu’une sentinelle avancée. ‘À chaque génération, son borgne’, nous affirme Abderrahman Beggar ; prophète dans le désert, il précède et annonce l’aveugle.  Ce Tirésias arabe appelle l’incrédule à partager sa solitude. Non seulement voit-il par-delà les ténèbres, mais il sent la présence de la mort dans la maison, ‘sans même dépasser le seuil’ de la porte. Il ne peut, pour autant, arrêter ce qui est écrit : ‘Le faire devient un irréductible’, énonce Charles Gervais dans ‘À propos de La critique de la raison dialectique’.  Quand l’homme apprend, de la bouche même d’un vieil aveugle le sens de ses origines, à savoir sa bâtardise partagée par le plus grand nombre des Aït’Aaq, alors devient-il vraiment ‘celui qui a compris’ (aït’aaq en arabe), comme le corbeau de la légende qui crie : ‘il a compris’ et qu’Allah transforme pour cela en symbole des ténèbres. Reprenant les thèmes de la littérature médiévale occidentale qui associent l’ermite et le bâtard en les insérant dans un contexte nord-africain, Abderrahman Beggar fait réparer par l’homme la faute tragique du père et tuer le nouveau maître, son demi-frère, miroir de lui-même, scellant ainsi le propre destin du meurtrier : ‘Soudain, ses yeux se tournèrent vers moi. Ce n’étaient pas ses yeux. C’étaient les miens. J’en étais sûr. J’ai vu mes propres yeux habités par la mort’. 
                                                                                                                                                                                                                          Alain Saint-Saëns

OUVRAGES CITÉS

 

- Aristote, Poétique. Traduction Odette Bellevue et Séverine Aufret (Éditions Mille et Une Nuits : Paris, 2006).

- Bataille (Georges)/Lord Auch, Histoire de l’œil (René Bonnel Éditeur : Paris, 1928).

- Barthes (Roland), ‘La métaphore de l’œil’, Essais critiques (Editions du Seuil : Paris, 1991), pp. 237-244.

- Gervais (Charles), ‘Y a-t-il un deuxième Sartre ? À propos de La critique de la raison dialectique’, Revue Philosophique de Louvain, Vol. 67, no. 93 (1969), p. 103.

- Hugo (Victor), La légende des siècles, Première Série. Notes par Jean Gaudon (Robert Laffont Éditeur : Paris, 1985), ‘La conscience’.

- ‘Islam’, Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Islam.   

- ‘Mektoub’, Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales : http://www.cnrtl.fr/definition/mektoub.

- ‘Mitos del Paraguay’, Wikipedia: http://es.wikipedia.org/wiki/ Mitos_del_Paraguay.

- Saïd (Suzanne), La faute tragique (François Maspéro Éditeur : Paris, 1978).

- Saint-Saëns (Alain), ‘El bastardo, el ermitaño y el caballero’, in José Antonio Alonso Navarro (Ed.), El caballero Degaré. Traduction du moyen anglais à l’espagnol (Editorial Marben : Asunción, 2015), pp. 5-17. 

- Sartre (Jean-Paul), La critique de la raison dialectique (Éditions Gallimard : Paris, 1960).

 

 

 Abderrahman Beggar vivait à Paris avant de venir s’installer dans l’Ontario au Canada.  Il est écrivain et Professeur de Littératures Comparées à l’Université de Wilfrid Laurier. L’œil du chien est son second roman. Le premier, Le chant de Goubi, a été publié à Paris en 2005 aux Éditions L'Harmattan.