Sacrifice
La
pluie tardait. La sécheresse sévissait. Le don du ciel avait
trahi le serment fait à cette vallée jadis fertile. Des champs
avaient été abandonnés aux troupeaux en transhumance. La terre
offrait sa nudité aux volutes de poussière ocre. Les essaims de
mouches assombrissaient la vue des vieillards du village.
Adossés au creux des arbres, ils attendaient le miracle,
imploraient le pardon, priaient pour la clémence de Dieu.
En ces mois d’automne, la
chaleur était caniculaire. Hissée sur le mur de l’enclos, je
dessinais des figures acrobatiques avec mes pieds nus. Mon corps
d’enfant s’amusait à défier la pesanteur. Du coin de la bâtisse,
mon père observait la scène sans trop se soucier de mon jeu
d’équilibre. Son œil terne reflétait l’immensité de sa détresse.
Il avait perdu la plus grande partie de son cheptel. Pour lui,
la malédiction était une évidence.
Noyé dans un quotidien de
détresse, tout le village tournoyait autour de la masure,
minuscule cube de terre rousse et de décrépitude qui abritait le
mausolée, symbole de vie, de fécondité et d’énergie. Ce jour-là,
hommes, femmes et enfants, tous se donnèrent rendez-vous pour
une retraite de résignation: qui pour quémander l’intervention
du saint marabout, qui pour rompre la cadence des journées de
fournaise, qui pour suivre l’exemple des autres. Chacun
apportait dans ses pas poussiéreux une minuscule volonté
affirmée de réagir contre l’insoutenable méchanceté de la
nature. Des cierges gigantesques furent hissés aux quatre coins
du dôme sacré. Des flots d’eau de rose et de fleur d’oranger
embaumèrent le suaire du marabout. Les mains maculées de henné
tâtonnèrent dans les crevasses des murs en un ultime effort pour
exorciser la maudite sécheresse.
On commençait à douter de
l’efficacité des rites initiatiques auprès du marabout. La
Jmaâa, l’assemblée représentative des habitants du village,
devisait. Les voix montaient en crescendo pour palier le
vide des idées. Sous les palabres de désespoir sourdait une
inquiétude incommensurable. Personne n’eût pu prédire le devenir
du village dans les prochains jours. Le futur était incertain et
l’on craignait un exode massif. L’unanimité se fit en faveur
d’un acte pieux extrême: une offrande humaine.
Au village, la
collectivité se scellait autour de croyances communes. Une jeune
vierge, symbole de chasteté, devrait être retranchée de la
communauté. Elle passerait une nuit entière dans l’enceinte
sacrée du mausolée. Elle ferait un rêve providentiel. Les scènes
oniriques enseigneraient les codes de la délivrance. Ce serait
un bien mince sacrifice en contrepartie de la survie de tout un
village.
Signes cabalistiques de
l’énigmatique destin, les conciliabules prirent de l’ampleur,
les traits se crispèrent. Chaque famille commençait à craindre
le pire. Tous hésitaient à offrir la fleur de leur progéniture.
D’une démarche branlante, l’étrange silhouette vagabonde de mon
père s’avança vers la Jmaâa. Ses paroles résonnèrent: « Amal est
à vous ! »
Aussitôt, les cris
jaillirent, rompant le silence qui s’était un instant établi, et
les visiteurs du sanctuaire accoururent vers moi. Je fus
soulevée de terre, des doigts inconnus m’agrippèrent et
triturèrent mon corps menu, fragile symbole d’un espoir ténu
face à l’immensité de l’inquiétude. Des youyous de joie, de
toute part, s’élevèrent, comme pour célébrer des noces
heureuses.
L’on me lava, m’habilla,
me coiffa et me parfuma. Je m’abandonnai à ce cérémonial avec la
naïveté des enfants. J’y retrouvais le souvenir de ces poupées
de cire apprêtées aux couleurs de l’arc-en-ciel. Je me pavanais.
A travers moi, c’était la misère qui prenait sa revanche sur les
privations. J’étais la princesse des contes de ma grand-mère.
J’étais la fée des mille et une nuits de ma petite imagination.
Emportée par les rêveries joyeuses de l’enfance, j’oubliai le
sort qui m’était réservé.
Le soleil se couchant,
l’instant fatidique approcha. Je le sentais tendre
subrepticement ses lianes noueuses autour de mon cou, me serrer
le cœur, étouffer ma respiration. J’avais peur du noir et
horreur de la solitude, mais j’allais devoir confronter les
ténèbres qui m’attendaient de l’autre côté du mur. Du haut de
mes douze ans, j’enterrai les illusions de l’enfance et me
caparaçonnai de la dépouille de l’adulte.
Tout le village accompagna
la victime sacrificielle en une longue procession vers le
mausolée. Le souffle tiède de ma mère, à mes côtés, me brûlait.
Ses yeux étaient comme deux chaudrons embrasés à l’idée de
m’abandonner aux forces obscures. Elle prononça quelques
paroles, censées me rassurer, me remit une paire de draps pour
adoucir ma couche, et les battants pesants et grinçants de la
porte du mausolée se refermèrent sur moi. Le noir tant redouté
était au rendez-vous. Il enveloppait le sanctuaire de son aura
terrible. Les odeurs de musc et d’encens envahirent mes narines.
La chaleur suffocante me prit à la gorge. Je me recroquevillai
sur moi-même, geste intuitif comme pour mieux recouvrer la
protection fœtale. Dans mes tempes, mes veines battaient la
chamade de manière assourdissante. La peur prit possession de
mon corps tétanisé. Je m’assoupis en imaginant des scènes
illusoires d’évasion.
Je sentis une présence me
frôler et effleurer le duvet de mes joues. Je me levai d’un
bond. Les ténèbres me renvoyaient des silhouettes emmêlées et
fugaces que je n’arrivais point à distinguer.
« Qui est là ? »
Dans la frayeur de
l’instant, ce furent les seuls mots que je parvins à prononcer.
Le contact subtil se transforma en une force brutale. Une main
noueuse m’enserra la mâchoire et me tira vers le sol. Je battis
l’air avec mes pieds, dessinai des moulinets avec mes bras, en
vain. La force de l’assaillant était par trop titanique et
invincible. Mon corps, épuisé, se rendit. La masse victorieuse
me cloua au sol. Une douleur fulgurante déchira les tréfonds de
mon être.
A l’aube, une vague carmin
submergea la blancheur immaculée du sanctuaire. Le soleil
dardait ses rayons implacables sur la vallée. M’extirpant de ma
torpeur, j’entendis au loin des gémissements de douleur. Je
reconnus le tempo des lamentations de ma mère. J’ouvris à demi
les paupières. J’entrevis la silhouette de mon père penché à mon
chevet. Le remord n’était pas l’unique expression de son visage.
L’amertume et la colère avaient déposé une fine écume à la
commissure de ses lèvres. Je tentai un vague mouvement pour lui
signifier ma présence. La douleur me redonnait en creux
possession de mon corps. Mon père réalisait,
un peu tard, que le sacrifice avait été accompli jusqu’au bout
pour une cause vaine.
Longtemps après que le
village eut récupéré l’offrande expiatoire inconsciente et
ensanglantée, l’on attribua l’issue du rituel aux forces sombres
et démoniaques du mausolée. Petit à petit, la rumeur courut dans
le secret des foyers qui accusa le veilleur de nuit chargé de
surveiller le mausolée d’avoir perpétré un acte impardonnable.
La nuit du sacrifice, la bête humaine avait été aperçue,
haletante et épuisée, fuyant les démons du sanctuaire. Depuis,
le gardien de la masure avait disparu.
Copyright Samira ETOUIL
(2009)