PAR
RENÉE FERRER
Présidente de l'Académie
Paraguayenne |
TRADUIT
DE L'ESPAGNOL PAR
ALAIN SAINT-SAËNS
Membre Correspondant
de l'Académie des Lettres de Bahia, Brésil
978-1-937030-45-2 |
INTRODUCTION
Nous
sommes infiniment redevables à Renée Ferrer, poétesse
paraguayenne, d’avoir écrit Ignominie, recueil de
poèmes et psaumes si désespérément humains sur la tentative
de déshumanisation de l’homme dans les camps de
concentration nazis en Europe au siècle dernier. Leur lecture
m’évoqua d’emblée plusieurs livres de romanciers et
mémorialistes de la Shoah : celui d’abord de l’Italien
Primo Levi, Si c’est un homme,
récit autobiographique qui se déroule dans le camp
d’Auschwitz; celui
ensuite du Roumain devenu Américain Elie Wiesel, Prix Nobel
de la Paix, et la si triste description par ce magnifique
écrivain de sa relation au père au camp de Buchenwald, dans
son petit livre,
La nuit;
et ceux enfin de Jorge
Semprun, le plus francophile des Espagnols : son émouvant
Le grand voyage,
long trajet
vers Buchenwald une fois
encore, et Quel beau dimanche ! sur la vie dans ce
camp d’extermination, instant par instant, à la manière
d’Alexandre Soljenitsyne décrivant l’enfer de l’Archipel du
Goulag dans Une journée d’Ivan Denissovitch.
Surtout, lisant le recueil de poèmes et de psaumes de Renée Ferrer du
début à la fin, une nuit sombre sous une lune blafarde de
circonstance, je ne pus m’empêcher de penser à Samuel Pisar,
l’un des plus jeunes survivants des camps de Majdanek,
Auschwitz et Dachau. Toute ma vie durant, dans les bons et
les mauvais moments, l’exemple de courage et de
détermination indestructibles de ce gamin ne devait cesser
de me guider. Pénétrant dans la chambre à gaz, condamné à
une mort certaine, il repéra dans un coin un seau d’eau
et un balai, et se mit à nettoyer le sol pendant que la
pièce se remplissait peu à peu des personnes qui allaient
être asphyxiées lentement. Puis, regardant droit dans les
yeux le Kapo et l’officier nazi, le petit Samuel sortit,
comme si de rien n’était, de l’antichambre de la mort avec
ses instruments de travail sous le bras, comme il le conta
dans sa passionnante autobiographie, Le sang de l’espoir.
C’est tout le
monde disparu du Shtetl juif d’Europe centrale, que
l’historienne Rachel Ertel sut si bien faire revivre dans un
beau livre naguère, celui aussi des peintures colorées de
Marc Chagall, qui traversent entre les lignes les
pages du recueil
Ignominie. Isaac Bashevis Singer, le grand écrivain juif
polonais de langue yiddish, qui échappa à la tragédie en
émigrant aux Etats-Unis quand il en était encore temps,
écrivait à la fin de son roman, La famille Moskat,
ce que Renée Ferrer montre de manière implacable et quasi
insoutenable dans les poèmes et les psaumes d’Ignominie: ‘Le Messie,
c’est la mort’.
À mes yeux, Renée Ferrer, poétesse, conteuse, romancière et
historienne, nominée pour le Prix Nobel de Littérature,
personnifie non seulement la grandeur d’une femme de lettres
paraguayenne savante et cultivée au sein de l’Académie
Paraguayenne qu’elle préside avec
talent et grâce, mais elle en incarne encore plus l’humanité
glorieuse qui transcende toutes frontières spatiales et
temporelles. Dans ma présentation à Assomption de son volume
de contes et nouvelles publié récemment aux Éditions
L’Harmattan, je n’hésitai pas à la qualifier de ‘Marguerite
Yourcenar du Paraguay.’
On pourrait tout aussi bien la comparer à une autre
‘Immortelle’, Simone Veil, ancienne Présidente du Parlement
Européen et Membre de l’Académie Française, qui fut déportée
à quinze ans. Celle-ci fit graver sur son épée
d’Académicienne le numéro 78651, correspondant à son
matricule au camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau,
marque d’infamie tatouée sur le bras et revendiquée par elle
en son moment de gloire littéraire. À ceux qui avaient
programmé de faire disparaître à jamais un peuple dont elle
était, Simone Veil rétorquait magnifiquement, leur imposant
symboliquement l’immortalité de la Coupole.
Le recueil de Renée Ferrer,
Ignominie, est un éloge à la
vie, une célébration de la mémoire, un shabbat shalom
de l’amitié entre les peuples. Merci à Renée Ferrer d’avoir
su l’écrire avec la retenue et le respect nécessaires, eu
égard à la gravité du sujet. Merci encore à la poétesse
paraguayenne de nous avoir rappelés, à travers ses poèmes et
psaumes
poignants et bouleversants, au devoir de mémoire,
indispensable pour que le massacre inhumain des innocents
assassinés scientifiquement par des hommes devenus monstres
ne soit jamais oublié. Puisse, à la lecture d’Ignominie,
l’humanité recouvrée se convaincre de ne plus jamais
s’abaisser au niveau zéro de la barbarie la plus
inconcevablement abjecte et dégradante de la
Shoah.
Alain Saint-Saëns
Poète, dramaturge et traducteur,
Auteur de, The Wagon. On the Way to
Auschwitz.
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PROPOS SUR
LA
SHOAH
Il
n’est pas facile d’écrire de la poésie sur le thème de
la Shoah. Bien que de grands poètes comme l’Allemande
Nelly Sachs ou l’Israélien Hayim Nahman Bialik s'y soient
risqués, c’est un thème apocalyptique au même titre que la
fin du monde, et, de fait, il y a un avant et un après
l’immense génocide.
Depuis Auschwitz, en effet, l’on ne peut plus considérer
l’aventure humaine comme l’évolution inéluctable vers une
planète et une humanité plus parfaites.
Quelque chose s’est passé, en ce moment crucial, qui eût pu
ne relever que du cauchemar halluciné d’un Franz Kafka ou
d’un Walter Benjamin. Le premier déjà avait imaginé, dans
La colonie pénitentiaire et Le procès, une
société engluée dans une horreur quasi métaphysique. Le
second, dans sa conception théologique kabbalistique de
l’avenir de l’homme, avait, lui, entrevu un ouragan qui
annihilerait les villes devenues champs de ruines sous le
souffle destructeur de la guerre.
Dans un précédent recueil de poèmes,
Les demeures de
l’Univers, Renée Ferrer avait déjà fait référence à la
doctrine kabbalistique qui parle du transit des âmes depuis
l’obscurité de ce monde sublunaire jusqu’à la lumière
divine ; elles sont
détachées – comme des paillettes de lumière – de l’éclat
originel qui inondait l’univers. Nous sommes, en ce sens,
des fragments de l’essence divine. Mais la Kabbale nous
apprend aussi la valeur ésotérique des lettres de l’alphabet
hébreu, où la H est maudite : Hérode, Hitler, Hiroshima,
etc.…
Dans cette œuvre de Renée Ferrer, s’opère, par la parole,
une transfiguration de la souffrance infinie appelée
Shoah. Les vers de la poétesse paraissent, pour ce qui
est du style, inspirés d’anciennes balades hébraïques,
semblables à celles d’Else Lasker-Schüler qui fut l’amie de
Kafka: à ceux qui marchent à la mort, on promet la béatitude
éternelle et la libération définitive de la douleur et de la
souffrance de ce monde. Les poèmes de Renée Ferrer sont une
épiphanie : ils ouvrent les portes d’un monde de compassion
et d’espoir au-delà de l’existence terrestre pour les
victimes de l’atroce sacrifice. C’est la situation de Job
devant les terribles épreuves auxquelles Dieu le soumet,
avant de finalement le consoler. Un poème, ‘Donne-moi la
main’, est exceptionnel, en ce qu’il marque une situation
extrême, à la limite de ce que peut supporter la condition
humaine, parce qu’il s’agit d’un enfant innocent qui
peut-être n’est pas parvenu à comprendre le sens de sa
propre mort, ni les avatars de son destin.
D’autre part, cette voix poétique d’un haut registre
dramatique établit tout le temps un parallélisme entre la
nature, avec ses fleurs et ses arbres printaniers qui
entourent le camp d’extermination – situation similaire à la
branche fleurie qu’Anne Frank, avant d’être capturée par la
Gestapo, voyait depuis sa fenêtre et qui, d’une certaine
manière, la consolait de son horrible tragédie – et la
méchanceté humaine confrontée à la vie exubérante du bois.
C’est l’histoire de ‘l’obnubilation en marche’ contre
‘l’éternel retour de la même chose’.
Enfin, il faut prendre en compte que Renée Ferrer décrit
l’horreur terrifiante depuis une perspective chrétienne de
charité et compassion, qui la fait participer de la
souffrance d’autrui et assumer l’angoisse des victimes comme
si c’était la sienne propre. Je crois qu’une transformation
de la souffrance – au moyen d’un sentiment quasi religieux –
s’entrevoit bien dans cette poésie rédemptrice.
Osvaldo Gonzalez Real
Membre de l’Académie Paraguayenne
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DONNE-MOI LA MAIN
Tends-moi
ta petite main transie de peur,
Marchons ensemble telles que nous vînmes au monde
Le jour de notre naissance,
Quand dansait le cœur de nos parents
Autour du berceau.
Abandonne tes doigts dans la tiédeur de ma main
Afin que je les couvre de réconfort,
Et entre avec moi,
Douce petite fleur,
Dans l’antichambre de cette vie qui nous attend
Au-delà de l’asphyxie et de l’outrage.
Ne crains point de te réveiller transformée en voilure
Montant vers les nuées pour sillonner l’infini
Sur les ailes de ton âme des jours de vendanges.
Marche collée tout contre moi,
Comme le liseron qui se mêle au branchage
Des arbres au printemps,
Et lève ta petite bouille triste
Pour que ceux-ci se reflètent dans tes yeux
Après l’insomnie torturée de leurs nuits
Et pour que, peut-être, quand tout sera terminé,
On les voie entrer victorieux dans l’éclat suprême.
Des prisonniers juifs libérés d’un train
de la mort les conduisant vers un camp de concentration en 1945.
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AVANT LE LEVER DU JOUR
La
trachée du vent tourmente le bois
Souillé de fumée et de silence.
Au plus près des fils de fer barbelé,
La nuit recouvre la toiture des baraques
Courbées sous la chute de neige floconneuse.
Les yeux de la mort épient les contours et les ombres
Depuis les miradors solitaires, le doigt sur la gâchette.
Sur les rails des trains, pullulent les spectres,
L’air absent,
Tandis que sur les grabats,
La fièvre étendue sur la paille sèche
Agrandit démesurément le cratère de la désolation.
Dans les sentiers du bois sanglotent les spectres.
Où est la danse des flammes
Dans la salamandre de la salle qui libérait l’esprit du feu,
Pendant que bramait l’hiver à travers les rues désertes ?
Où sont les joues brûlantes et le regard fixe
Dans les débandades de la rêverie et du désir,
La chaleur qui tendait la peau des genoux,
Maintenant que j’ai les mains si gelées ?
Où est le grésillement de la joie
Sans la marque de l’opprobre sur le front
En parcourant le marché et les recoins du ghetto ?
Dans les rues vides pullulent sans but les spectres.
Je me réfugie dans les bras de ce feu
Qui illumina ma fenêtre la nuit où je t’aimai,
Maintenant que je suis immergée dans l’obscurité,
À attendre la lumière ténébreuse du matin.
Et si la mort ne me veut point,
Je porterai cette étoile qui brille comme un trésor sur le
front.
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LE PETIT SOULIER VIDE
Aux petites victimes
de la Shoah.
À
l’intérieur d’un cube transparent
(Musée de l’Holocauste),
Un petit soulier vide.
De Cuir mou ou de toile grossière,
Imprégné du souvenir enflé des doigts de pied.
Baillant devant, et derrière, usé.
Il porte des taches de champ embrumé,
De jeux à la balle de toile
Et une odeur qui vous pénètre par les yeux.
Tel un unique butin,
Chéri comme un trésor.
Depuis l’orifice des viles cheminées,
la chair enfantine a plu sur le ciel,
Détourné son innocence vers les étoiles,
Et fait honte à la lumière
Qui patiemment empestait.
Jérusalem, 1986
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IGNOMINIE
À partir d’un plan du film,
La liste de Schindler.
Sur
un tas de la mort,
Agitant les manches après un papillon,
Un petit manteau rouge.
Des boucles d’oreille,
Des piluliers,
Des montres,
Des épingles,
Des boutons de manchette,
Des blagues à tabac,
Des dents en or,
Des chapeaux,
Des lunettes,
Et un petit manteau rouge.
La fête est finie.
L’air au ras du sol est taché de papiers,
Et sur la crête du vent
Nous salue sans bras
Le petit manteau rouge.
Kansas, 1994
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Renée Ferrer
vit
au Paraguay. Romancière, poétesse et conteuse, elle a composé une
oeuvre considérable et importante. Son roman,
Les noeuds du silence,
traduit de l'espagnol par Marianne Vilá, a été publié en France
en l'an 2000 par les Éditions Indigo et Côté Femmes, et par The
University Press of the South in English in
2021, translated by Betsy Partyka. Un recueil de nouvelles,
Sécheresse et autres contes
du Paraguay,
traduit de l'espagnol par Martine Breuer, a été publié à
Paris par les Éditions L'Harmattan en 2013.
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Alain Saint-Saëns est
poète,
dramaturge,
romancier et traducteur.Ses romans ont pour titres
Hijos de la Patria; et
Dos viudas y un huracán.
Ils ont été publiés récemment en français aux
Presses Universitaires du Nouveau Monde (2021),
ainsi que son nouveau roman,
Aisha princesse de Sfax
(2021). Il a traduit de l'espagnol
L'hiver de Gunter de Juan
Manuel Marcos (2011);
Cupidité
de
Maribel Barreto (2018); du portugais
à l'espagnol,
Un río en
los ojos d'Aleilton Fonseca (2013); de l'anglais au
français,
Loin, très loin de la maison de ma mère de Barbara Mujica (2005).
Alain Saint-Saëns est Membre Correspondant de l'Académie des Lettres, Bahia, Brésil.
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