C'EST
L'HISTOIRE D'UNE AMITIÉ
'Mon amitié avec Rubén Bareiro Saguier fut de courte durée -
quatre ans - mais intense et productive. Je le rencontrai par
hasard dans un dîner de poètes en l'honneur d'Olivier Barbarant organisé par l'Ambassadeur de France
d'alors, Gilles Bienvenu, auquel, à ma grande surprise (car je
venais d'arriver au Paraguay), je fus
convié, et le lendemain, jour de mon anniversaire, Rubén me
revoyant, m'ouvrit les bras en me saluant d'un vibrant: 'Mon frère!'. Âgé déjà,
il déclinait, honoré de tous mais vivant chichement, l'Etat
paraguayen ne lui ayant pas alloué sa retraite d'Ambassadeur du
Paraguay en France. Je l'invitais régulièrement à déjeûner dans
un grand restaurant qu'il aimait, et nous parlions de poésie, de
son oeuvre énorme, de la mienne aussi. Rubén savait encourager,
guider, conseiller. Je lui proposai de faire partie du Jury de
Thèse en Sciences de l'Education, et il y recouvra une ultime
jeunesse. Les doctorants brésiliens l'admiraient et lui savait
les charmer par des critiques toujours justes et jamais
méchamment énoncées.
|
Alain Saint-Saëns et Rubén
Bareiro Saguier
à Villarrica au Paraguay en 2011. |
Rubén écrivit avec enthousiasme une magnifique Préface à mon
recueil de poèmes,
France, terre lointaine. Poèmes de
l'errance, me décrivant comme l'Ulysse retournant
enfin à son Ithaque. Il présida au lancement de ma pièce de
théâtre, Pecados de mi pueblo. Il rit beaucoup d'être un personnage de mon
roman, Deux veuves et un ouragan. Il eut le temps de lire
la version originale française d'un autre roman,
Enfants de la Patrie, et la
jugea 'en tous points épique et grandiose'. Sa longue lettre de
recommandation pour la traduction que je fis du roman L'hiver
de Gunter de l'écrivain paraguayen Juan Manuel Marcos,
permit à mon manuscrit d'être publié par les Editions
L'Harmattan de Paris. Nous accompagnâmes l'auteur à la
présentation du livre pour ce qui devait être le dernier voyage
de Rubén en France, pays qui lui avait offert un hâvre de
liberté et un poste de Professeur de Faculté après son Doctorat
d'Etat, puis plus tard, l'accueillit comme Ambassadeur du
Paraguay en France. Rubén, fin diplomate, réussit à devenir
l'ami tant du Président François Mitterand que celui du
Président Jacques Chirac qui l'éleva au rang de Commandeur de l'Ordre de la
Légion d'Honneur.
Rubén avait accompli des premières études de Droit pour faire
plaisir à son père, mais n'avait jamais embrassé la carrière, et je me
souviens de l'avoir invité à l'ouverture des cours de Doctorat
en Droit de l'Université. Il s'assit au second rang, humble
vieillard courbé et silencieux, discret et courtois. Le
Directeur des cours, le Dr. Jorge Bogarín, le plus grand
pénaliste du Paraguay, qui le reconnut, interrompit son discours
classique pour se lancer dans un longue éloge du Père de la
Constitution de 1992 refondatrice du Paraguay moderne,
expliquant aux étudiants ébahis et émus dans l'Amphithéâtre que ce vieux Monsieur un
peu rabougri était en fait un géant du Droit auquel tous étaient
infiniment redevables.
Et puis, un beau jour, peut-être conscient que son départ était
proche, Rubén me suggéra de traduire sa poésie complète en
français. Je la connaissais bien, mais la tâche s'annoncait
ardue, car la concision et la métaphore ne sont jamais aisées à
transposer d'une langue et d'une culture à l'autre. J'acceptai
cependant avec joie et gratitude, conscient de l'honneur qui
m'était accordé par le plus grand poète vivant du Paraguay, par
ailleurs immense conteur, aimant à passer d'un genre à l'autre
et les entremêler. Nous nous voyions régulièrement pour corriger
le texte et choisir les poèmes et l'ordre dans lequel les
disposer. Rubén ne voulait pas d'une compilation de son oeuvre
mais plutôt une 'cathédrale' reflétant la puissance et la
continuité de son écriture poétique.
Rubén fut un grand amoureux tout au long de sa vie, et sa
correspondance, que j'ai pu consulter après sa mort, le confirme amplement.
Pourtant, la seule femme qu'il ait vraiment
aimée fut Carmencita, la jeune paraguayenne de sa petite ville
de province Villeta, qui tomba enceinte encore adolescente au
cours de l'été de leurs amours et trépassa des suites d'un
avortement précaire, quand son poète s'en fut retourné à ses
chères études dans la capitale. Rubén ne se pardonna jamais sa
mort et il chercha Carmencita à travers toutes ses rencontres
ultérieures. Il la chanta aussi dans nombre de ses poèmes et
l'évoqua dans des nouvelles.
Il m'avoua, peu avant de s'en aller, qu'elle lui avait manqué. Puisse-t-il l'avoir retrouvée dans l'au-delà et être pour
toujours heureux avec elle, chevauchant avec Carmencita en
croupe son cheval adoré Mbyja que les soldats de la faction
adverse massacrèrent pendant la Guerre Civile de 1947.
Vis, Rubén, mon ami, vis enfin!'.
Alain Saint-Saëns